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Que dit la science sur la polarisation ?

La polarisation naît de constructions mentales telles que les mots, les idées et les points de vue. Les mécanismes psychologiques par lesquels nous traitons des informations et prenons des décisions font en sorte que nous sommes constamment à la recherche d’une signification qui confirme nos croyances existantes. Quels raccourcis cérébraux jouent un rôle dans la polarisation ? Quel est l’impact des médias sociaux ? Comment reconnaître des manœuvres de freinage ? 

Il est possible d’endosser cinq rôles différents au cours d’un débat polarisé

Dans son livre « Polarisation: Understanding the Dynamics of Us Versus Them », le philosophe néerlandais Bart Brandsma décrit comment identifier un mode de pensée « nous vs eux ». L'un des éléments clés qui aident à comprendre la dynamique de la polarisation est l’interaction des cinq rôles qu’il est possible d’endosser au cours d’un débat polarisé.

Le premier rôle est celui de « pusher » ou autrement dit d’incitateur. Le pusher revendique son point de vue. L’autre camp a également son propre pusher, qui agit de la même façon. Les pushers n’ont pas besoin de trouver un terrain d’entente. La modération et la nuance ne feraient qu'affaiblir leur position. Leur objectif est de faire trancher les autres autant que possible entre « pour » ou « contre ». Ce clivage rend le fait de trouver un juste milieu impossible et accentue la pression de devoir prendre parti. C’est une voie à sens unique : la seule option possible est d’adopter un point de vue encore plus extrême afin de rendre encore plus nette la distinction avec le pusher adverse.

Le « joiner » (ou adhérent) s’appuie sur cette pression et se rallie à un pusher en adoptant (en partie) sa vision. Il n’est pas rare d’entendre des joiners dire : « Je ne suis pas entièrement d’accord, mais il y a de l’idée. » Le joiner est donc souvent moins extrême que le pusher, mais trouve sa place dans le groupe. Certains joiners sont prêts à entamer un dialogue avec l’autre partie. Il y a toutefois peu de chances qu’ils écoutent le point de vue de quelqu'un d'autre afin de vraiment le comprendre et de changer d’avis par la même occasion. Cela signifie qu’un vrai dialogue avec des joiners a peu de chances de succès.

« Silent » est l’adjectif qui désigne le groupe dit silencieux de personnes ne choisissant aucun camp et se trouvant donc dans une position intermédiaire. Il peut s’agir d’un choix délibéré parce que l’on veut être nuancé, mais tout aussi bien d'indifférence. Les pushers s’adressent à ce groupe dit silencieux, et non pas aux joiners de l’autre camp car il fait en quelque sorte moins de bruit.

Le « bâtisseur de pont » veut faire dialoguer les extrêmes. En offrant de nouvelles perspectives, il cherche à apporter modération et nuance et ainsi à rapprocher les extrêmes. Cela incite les pushers à vouloir se mettre en avant afin de promouvoir leur point de vue. Le groupe dit silencieux continue à ne pas être écouté. Leurs efforts sont pratiquement voués à l’échec. Dans son livre, Brandsma écrit à ce sujet que « croire qu’il est possible de construire un pont au milieu d'un ravin est une grave erreur. Dans une telle situation, vous n’aurez rien à quoi vous raccrocher. Aucune issue n’est possible. »

Le cinquième rôle, celui de « bouc émissaire », apparaît lorsque la pression est devenue si élevée que peu de personnes refusent encore de prendre parti. Les pushers des deux camps se mettent à la recherche d’un bouc émissaire ou d’un ennemi parmi les personnes qui n’ont pas encore pris parti ou parmi les bâtisseurs de ponts.

L’approche ‘mot pour mot’ que les médias utilisent souvent pour permettre aux différentes voix de se faire entendre dans le débat joue un rôle dans la dynamique de la polarisation. Bien souvent, ce sont les voix extrêmes des pushers qui se font entendre. Ce n’est toutefois pas la meilleure façon de dépolariser un débat. Dépolariser de façon efficace n’est possible qu’en détournant l'attention des deux camps et en renforçant une position neutre.

 

Lectures utiles

Site Internet et ouvrage de Bart Brandsma :
Brandsma B. (2016), Polarisation: Understanding the dynamics of us versus them.

Regardez cette vidéo de Bart Brandsma sur la dynamique de la polarisation :
Times of Migration. (2023),
https://www.youtube.com/watch?v=5R3gzMONDUI&t=3s&ab_channel=TimesofMigration

Le lien entre la polarisation et le déclin de la vérité :
Kavanagh, J., Rich, M. D. (2018), https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR2314.html

Le biais de confirmation et le raisonnement motivé troublent notre jugement

Nous prenons des raccourcis mentaux sur la base de nos expériences antérieures plutôt que sur des faits ou des analyses approfondies.

Le biais de confirmation est une tendance humaine à s'accrocher à des croyances antérieures, même face à des informations qui démontrent clairement que ces croyances sont fausses. Nous cherchons et privilégions des informations qui confirment nos idées et croyances existantes, et rejetons celles qui ne les confirment pas, quelle que soit la source de ces informations.

Au moment de prendre des décisions, nous avons tendance à accorder davantage de crédit à des informations que l’on a rencontrées plus souvent et lues plus récemment, même si celles-ci ne sont pas justes. Cette tendance à s’accrocher à des croyances existantes et à rechercher des informations qui confirment ces croyances est aussi appelée le « raisonnement motivé ». Kunda suggère que lorsque nous choisissons comment et où chercher des informations, nous sommes motivés par le désir de confirmer nos croyances. Elle rapporte que l’on privilégie des méthodes de décision qui sont hautement susceptibles de conduire aux résultats souhaités plutôt qu’au choix le plus éclairé. Ainsi, les motivations et les désirs peuvent influencer directement nos croyances, nos comportements et notre prise de décision.

Les recherches montrent que l’on utilise des stratégies variées afin d’éviter que notre vision du monde ou de nous-mêmes ne soit menacée. On va ainsi critiquer la source d’informations contradictoires ou remettre en question la validité des informations. On va aussi cadrer nos propres croyances en fonction d’hypothèses morales, émotionnelles ou religieuses. Ces hypothèses ne sont pas basées sur des faits. Le biais de confirmation creuse la frontière entre les avis et les faits et contribue à la polarisation.

 

Lectures utiles

Sur les heuristiques et le biais de confirmation :
Tversky A. et Kahneman D. (1974),
http://links.jstor.org/sici?sici=0036-8075%2819740927%293%3A185%3A4157%3C1124%3AJUUHAB%3E2.0.CO%3B2-M

Pourquoi les individus ont tendance à accorder davantage de crédit à des informations rencontrées à plusieurs reprises :
Fazio L. K. et al. (2015),
https://www.apa.org/pubs/journals/features/xge-0000098.pdf

Sur le raisonnement motivé :
Kunda Z. (1990),
https://typeset.io/papers/the-case-for-motivated-reasoning-2ki9tjbrr6

Vous ne pouvez pas éliminer les biais cognitifs, mais vous pouvez les atténuer

Nos biais cognitifs et les façons dont nous traitons les informations et prenons des décisions font en sorte que nous cherchons des informations, avis et analyses qui confirment ce que nous croyons déjà. En ce sens, nous faisons davantage confiance à nos expériences, à notre environnement social et à nos émotions qu’aux faits. De tels biais cognitifs nous poussent à nous entourer de personnes qui pensent comme nous et à chercher des informations auprès de sources qui sont cohérentes en termes d’attitude et de croyances personnelles.

Le principe des biais cognitifs individuels n’a pas changé au fil du temps. Ce qui a changé, en revanche, c’est l'algorithmisation et la numérisation des médias (sociaux). Ceux-ci alimentent les conflits 24h/7j. La polarisation politique et sociale s’accroît également. Ces facteurs accentuent les effets et les implications de nos biais cognitifs.

Éliminer notre biais cognitif est impossible. Les chercheurs ont étudié comment en atténuer l’effet en examinant de près le type d’informations auquel on prête attention et la façon dont on les traite et les interprète. Il en ressort notamment que la forme sous laquelle des informations sont présentées peut contribuer à réduire les biais cognitifs. Des visuels tels que des infographies qui permettent de présenter des faits de façon globale aideraient à surmonter les préjugés.

La disponibilité des informations et la façon dont elles sont présentées influencent également le processus cognitif du lecteur ou de l’utilisateur. Par « disponible », il ne faut pas entendre forcément « plus accessible ». Ainsi, on peut citer par exemple une étude remarquable de Hernandez et Preston. En utilisant une police inhabituelle ou moins lisible, ils ont rendu des informations plus difficiles à traiter, faisant ainsi en sorte que celles-ci doivent être consultées plus lentement. La plus grande considération des avis divergents que les lecteurs ont dû adopter pour traiter l'information a donné lieu à une réduction du biais de confirmation, pour peu que les lecteurs ne soient pas déjà trop accablés sur le plan cognitif.

Afin de réduire les biais cognitifs, les recherches suggèrent également que vous devriez présenter les faits d'une manière aussi neutre et non menaçante que possible. Si nous avons le sentiment que des informations menacent notre vision du monde ou de nous-mêmes, nous allons les rejeter. Cela montre toute l’importance de l’inclusivité, tant pour le langage que pour les visuels.

Différentes recherches suggèrent encore que le fait d’être conscient des préjugés chez vous ou chez une source peut réduire les effets du biais cognitif. Le biais se réduit lorsque vous exhortez les gens à envisager une perspective différente et à faire preuve d’esprit critique. Ainsi, vous pouvez par exemple leur demander d’exprimer leurs propres préjugés, de citer des alternatives ou de fournir des arguments à ce sujet.

Il est aussi prouvé que l’effet du messager joue un rôle quand il s’agit de surmonter ou de contrer des croyances existantes, surtout quand de nouvelles informations menacent ces idées. Plus il a confiance dans le messager, plus il est probable qu’un individu change d’avis. Privé de sources d’informations dans lesquelles il a confiance, l’individu a plutôt tendance à s’accrocher à ses croyances existantes. Cela montre à nouveau à quel point la confiance dans la source d'informations est importante pour réduire les biais cognitifs.

 

Lectures utiles

Sur les biais cognitifs :
Haselton M. G., Nettle D., & Murray D. R. (2005), 
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/9781119125563.evpsych241

Sur les techniques de présentation pour influencer le biais cognitif :
Hernandez I. & Preston J.L. (2013),
Disfluency disrupts the confirmation bias. In : Journal of Experimental Social Psychology 49, pp. 178–182.

Sur le raisonnement motivé :
Kahan D. M. (2012),
https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2182588

Le lien entre la polarisation et le déclin de la vérité :
Kavanagh J. et Rich M. D. (2018),
https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR2314.html

Certains discours sont un frein à des actions climatiques ambitieuses

Des experts en sciences sociales comme Lamb et ses collègues ont identifié 12 types fréquents de discours (cadre) qui entravent le soutien public et politique en faveur d’actions climatiques ambitieuses. Vous rencontrerez ces cadres au cours de discussions sur les actions nécessaires, sur l’urgence de telles actions ou sur qui est responsable. Ces cadres freinent les actions climatiques parce qu’ils peuvent mener à une impasse ou au sentiment de faire face à des obstacles trop tenaces pour entreprendre des actions ambitieuses. Même si ces discours partent souvent d’une bonne intention, il est important d’identifier les différentes stratégies en place. Ces discours peuvent s’avérer contre-productifs et désorienter ou décourager des politiques ambitieuses pour le climat.

Les chercheurs distinguent quatre catégories par rapport aux caractéristiques communes et à la logique sous-jacente partagée : (1) quelqu’un d’autre est responsable ; (2) le changement n’est pas nécessaire ; (3) il n’est plus possible de mitiger ; (4) il n’est pas souhaitable de mitiger. Ou en résumé : « Pas moi, pas comme ça, pas maintenant, trop tard ».

Les discours que nous évoquons s'appuient sur des préoccupations et des craintes fondées alors que les sociétés s’investissent davantage dans la lutte contre le changement climatique. D’après Lamb et ses collègues, ces discours ont un effet inhibiteur sur les actions climatiques ambitieuses. Cela arrive quand on présente mal les choses au lieu de les rendre plus claires, qu’on invite plus à la résistance qu’au consensus ou quand on laisse entendre qu’entreprendre des actions est un défi impossible à relever.

En pratique, ces discours s'appuient souvent sur une combinaison d'arguments. « Ce qui est délicat à propos de ces discours est qu'il y a toujours un soupçon de vérité dans toutes ces affirmations », a déclaré Lamb au moment de la publication de l’étude. « Cependant, cela devient tout aussi problématique lorsque des aspects pertinents du débat sur le climat deviennent des outils pour retenir des mesures drastiques, afin de protéger des intérêts matériels à court terme. » En explicitant les différents discours contre-productifs, l’étude apporte une véritable contribution.

 

Lectures utiles

Article intégral de Lamb et ses collègues :
Lamb W. F. et al. (2020),
https://www.cambridge.org/core/journals/global-sustainability/article/discourses-of-climate-delay/7B11B722E3E3454BB6212378E32985A7

Réflexion nuancée sur la publication de Lamb :
Stern P. C. (2020), 
https://www.cambridge.org/core/journals/global-sustainability/article/wellmeaning-discourses-of-climate-delay/4A4563E15F88BE2CD37876731F241B6B

L’équipe du Klimafakten a imaginé un quiz sur la base de cet article :

 

L’analyse de discours mandatée par la Fondation Roi Baudouin sur trois controverses climatiques concrètes :
Les controverses climatiques en Belgique : une analyse de discours (2021),
https://kbs-frb.be/fr/analyse-de-discours-controverses-climatiques

Les médias sociaux renforcent la polarisation

L’avènement des médias sociaux a renforcé la polarisation. Les recherches renvoient à plusieurs explications possibles à ce sujet. Avant l’avènement des médias sociaux, on interagissait essentiellement au sein de notre communauté locale. Les politologues soutiennent que les sociétés stables et cohésives ne se caractérisent pas par une absence de conflit, mais par plusieurs conflits transversaux qui s'équilibrent. Chaque conflit est entrecoupé par d'autres, créant un réseau cohérent à partir de multiples brèches. Lorsque des points de vue différents se croisent sans jamais chercher à prendre le dessus l’un sur l’autre, cela permet de canaliser les conflits sociaux vers une tolérance mutuelle. Les médias sociaux érodent petit à petit ce patchwork local en stimulant l'interaction en dehors de notre bulle locale. Cette identification supralocale conduit à une réduction de la dimensionnalité.

Aux États-Unis mais aussi en Europe, on voit par exemple que les positions politiques englobent de plus en plus des valeurs, des préférences culturelles et des modes de consommation. Ainsi, on a récemment vu aux États-Unis la façon dont la consommation de Budweiser Light est devenue une déclaration politique dans le débat sur le wokisme. Plus près de chez nous, les personnes qui conduisent des vélos cargo sont parfois assimilées à des militants de gauche loufoques et celles qui conduisent des SUV à des négationnistes de droite. Les conflits tournent de plus en plus autour d’un seul clivage politique. La réduction de la dimensionnalité pousse les personnes qui ne l’ont pas encore fait à prendre parti. Une fois que l'on s'identifie de manière unidimensionnelle à une certaine croyance, un conflit survient, caractérisé par la méfiance et le mépris de l'adversaire. Être confronté à des avis divergents mène alors à plus de polarisation, et pas à moins.

La façon dont nous réceptionnons un message est influencée par celle dont nous voyons le messager. Des informations provenant de gens que nous n’apprécions pas ou que nous considérons différents de nous ont peu, voire pas d’influence. Nous cherchons à ressembler davantage à ceux qui nous ressemblent déjà. Des mécanismes psychologiques comme le « traitement sélectif » impliquent que notre jugement concernant de nouvelles informations dépend de notre identité et de nos intérêts, nous permettant de réfuter ou d'ignorer les contre-arguments ou les idées par des mécanismes tels que le biais de confirmation, le raisonnement motivé, la cognition protectrice de l'identité ou le traitement biaisé des arguments.

Plutôt que de chercher des faits et de les distinguer des opinions, notre fonctionnement cognitif nous encourage à chercher des preuves qui confirment nos opinions et croyances existantes, ainsi qu’à rejeter les informations qui ne correspondent peut-être pas à notre expérience personnelle. Internet offre une immense variété de sources et une quantité presque écrasante d'informations. Cela nous permet de trouver de plus en plus facilement les informations dont nous avons besoin afin de confirmer nos propres opinions. Les algorithmes et les filtres de recherche déterminent le type d’informations auquel un individu est exposé.

Grâce aux médias sociaux, il est désormais plus que jamais facile de s’entourer uniquement de personnes qui partagent nos opinions. La possibilité d’entrer en contact avec des personnes du même avis peut être quelque chose de libérateur et d’inspirant, en particulier pour les personnes qui se sentent isolées ou appartiennent à une minorité. La polarisation affective ou toxique qui va de pair avec du dégoût et de la violence verbale peut creuser le fossé entre différents groupes. Cela réduit aussi la volonté de tenir compte des points de vue de l'autre partie. Le fait d’exprimer publiquement un avis ne cesse de complexifier le changement d’opinion ou de point de vue.

 

Lectures utiles

Étude récente menée par Petter Törnberg sur la manière dont les médias sociaux renforcent la polarisation affective :
Törnberg P. (2022),
https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2207159119

Rapport argumenté sur le rôle des médias sociaux dans le déclin de vérité et la polarisation :
Kavanagh J. et Rich M. D. (2018), 
https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR2314.html

Film où la spécialiste en sciences de la communication Christel van Eck explique le fonctionnement de la polarisation climatique en ligne :
Zo werkt klimaatpolarisatie online | Dr Christel van Eck | Université d’Amsterdam. (2021),
https://www.youtube.com/watch?v=h27KNUAHQo4&ab_channel=UvA-SocialSciences%26Behaviour

Avis de l’institut flamand pour la paix sur la manière de gérer la polarisation affective en ligne :
https://vlaamsvredesinstituut.eu/wp-content/uploads/2022/04/20220331_VlaamsVredesinstituut_Advies_Omgaan-met-online-polarisering.pdf

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